Le 21 juin, récolte amère.

Deux haut-parleurs posés sur les côtés d'un bar pulsent des basses fréquences brouillées par la vibration d'une grille d'aération encastrée sur les parois d'un mur en carreaux blanc brillant où se cogne une masse réverbérée de rires et de descentes de verres chahutés par des mouvements saccadés de pieds de chaises brusquement déplacées sur le sol dur d'une salle de café mitoyenne d'une autre salle de la rue Oberkampf à Paris où se déroule un championnat d'air guitar dont la seule règle est de faire jouer un air sans guitare à des mains qui se calent sur un morceau diffusé en play-back et s'amusent à la caricature d'un déjà entendu ou d'un déjà joué en mimant les attitudes d'une rock star. Sous des jeux de lumières binaires, des candidats pubères s'agitent jusqu'à l'épuisement d'un temps réglementaire, dans l'espoir de séduire le regard dérisoire et cynique de quelques visages pâles désoeuvrés qui cherchent un amusement cruel pour la fête programmée à l'échelle nationale. Ces oreilles, depuis longtemps assourdies et soumises aux diktats de la consommation musicale, sont invitées à déambuler là et ailleurs, sans avoir jamais saisi ce qu'un son et une voix veulent dire, quand ils portent un vécu. Hors de ce lieu de mise en scène pitoyable mise au service d'une grossière mascarade, plus loin, sur un coin de trottoir, l'air humide d'une rue vide s'est chargé de l'odeur d'un corps couché et tassé sur lui-même d'où sort tout son passé par une toux rauque et profonde expulsée par deux lèvres qui tremblent. Étrange bruit malade qui fait écho cette nuit-là aux paroles de la chanson "Strange fruit"# comme chaque fois que se rencontre sur un point du chemin,  la fragilité d'un être  détruit et réduit par un mal d'être qui signera sa fin :"Here is a fruit for the crows to pluck... For the rain to gather, for the wind to suck...For the sun to rot, for a tree to drop... Here is a strange and bitter crop".
...Ici est un fruit que les corbeaux attaquent, que la pluie envahie, que le vent suce, que le soleil brûle, qu'un arbre laisse tomber par terre. C'est là une étrange et amère récolte.

Eve Couturier.

#Music and lyrics by Lewis Allan, copyright 1940

in Purple Journal - automne 2004